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Aomamé
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La ville la plus ennuyeuse du monde

 

LA FIN DE LA SAISON DES PLUIES n’avait pas encore été officiellement annoncée, mais le ciel était tout à fait dégagé et un soleil de plein été chauffait la terre sans retenue. Les saules, chargés d’une foule de jeunes feuilles vertes, faisaient osciller sur les rues des ombres denses que l’on n’avait pas vues depuis longtemps.

Tamaru accueillit Aomamé dans l’entrée. Il portait un costume sombre mais estival, et avait noué une cravate unie sur une chemise blanche. Il ne paraissait pas transpirer du tout. Aomamé trouvait toujours très étonnant qu’un homme aussi puissant que lui ne transpire pas, même par des journées aussi chaudes.

À sa vue, Tamaru eut un léger hochement de tête, marmonna un bref salut presque inaudible et ne dit plus un mot ensuite. Ils n’échangèrent aucun propos léger comme à leur habitude. Il la précéda simplement dans le long corridor, sans se retourner, et la mena là où l’attendait la vieille femme. Elle supposa qu’il n’était probablement pas d’humeur à s’entretenir avec qui que ce soit. Sans doute en réaction à la mort de sa chienne. « Bun pourra être remplacée », lui avait-il dit au téléphone. Comme s’il avait parlé du temps. Mais Aomamé savait que ce n’était pas le fond de son sentiment. Durant de longues années, il avait veillé sur la chienne, il y tenait, et elle, de son côté, était attachée à Tamaru. Il prenait sa mort brutale et incompréhensible comme un défi, ou une sorte d’affront personnel. En observant son dos muet aussi large que le tableau noir d’une salle de classe, Aomamé pouvait imaginer la colère froide qui l’animait.

Tamaru ouvrit la porte du salon, laissa entrer Aomamé et attendit sur le seuil les instructions de la vieille femme.

« Pour le moment, ça ira », dit-elle à Tamaru.

Tamaru hocha légèrement la tête, sans un mot, et referma la porte doucement. Elles restèrent seules toutes les deux. Sur la table, à côté du fauteuil où se tenait la vieille femme, était posé un bocal rond en verre, dans lequel nageaient deux poissons rouges. C’étaient des poissons parfaitement ordinaires, un aquarium tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Comme il se devait, des plantes aquatiques ondulaient dans l’eau. Aomamé était venue bien des fois dans cette belle et vaste pièce mais c’était la première fois qu’elle voyait ces poissons rouges. La climatisation avait dû être branchée à faible volume car elle sentait parfois sur sa peau un léger souffle frais. Sur la table derrière elle, était posé un vase avec trois lis blancs. De grandes fleurs lourdes. On aurait dit de petits animaux d’un pays exotique plongés dans la méditation.

D’un geste de la main, la vieille femme invita Aomamé à s’asseoir sur le canapé voisin. Les rideaux de dentelle blanche étaient tirés aux fenêtres donnant sur le jardin, mais la chaleur du soleil de cet après-midi d’été était très forte. Dans cette lumière, la vieille femme paraissait épuisée comme jamais. Effondrée dans son grand fauteuil, elle laissait reposer son menton sur ses bras minces. Ses yeux étaient enfoncés, les rides de son cou accentuées. Ses lèvres décolorées, et le bord externe de ses longs sourcils, comme las de lutter contre la gravitation, retombaient légèrement. Peut-être parce que son sang circulait mal, sa peau présentait ici ou là des taches blanches, comme si elle était poudrée de farine. Depuis sa dernière rencontre avec Aomamé, elle semblait avoir vieilli de plusieurs années. Et ce jour-là, on aurait dit qu’elle ne se souciait pas beaucoup de ce que son état de fatigue soit aussi flagrant. C’était inhabituel. Du moins, telle qu’Aomamé l’avait toujours vue, elle s’était efforcée d’avoir une apparence impeccable, de mobiliser totalement son énergie intérieure, de se tenir très droite, de serrer la bride à ses émotions, de ne pas manifester le moindre signe de vieillesse. Et ses efforts étaient en général couronnés de succès.

Aujourd’hui dans cette maison, songea Aomamé, beaucoup de choses sont différentes. Jusqu’à la lumière à l’intérieur du salon, qui le colorait de teintes insolites. Et aussi la présence de ce banal bocal à poissons, qui ne s’accordait pas avec la pièce au plafond élevé, remplie d’élégants meubles antiques.

La vieille femme resta un moment sans ouvrir la bouche. Ses mains soutenant ses joues, elle fixait un point de l’espace à côté d’Aomamé. Celle-ci comprenait qu’il n’y avait là rien de particulier. La vieille femme avait seulement besoin de poser temporairement son regard quelque part.

« Est-ce que vous avez soif ? demanda-t-elle d’une voix paisible.

— Non, je vous remercie, répondit Aomamé.

— Il y a là du thé glacé. Servez-vous si vous le désirez. »

La vieille femme désigna une table roulante près de la porte. Il y avait là une carafe contenant du thé glacé au citron et des glaçons. À côté, étaient disposés trois verres finement ciselés, de différentes couleurs.

« Je vous remercie », dit Aomamé, qui resta cependant immobile, attendant la suite de ses paroles.

La vieille femme demeura silencieuse encore un bon moment. Il fallait qu’elle parle. Néanmoins, une fois qu’elle se serait exprimée, la réalité des faits en deviendrait plus tangible. Elle voulait prolonger le silence autant que possible, ne serait-ce que de quelques instants, avant d’en arriver à l’essentiel. Tel était le sens de son mutisme. Elle jeta un bref regard au bocal à poissons. Et puis, comme résignée, elle regarda Aomamé en face. Les lèvres fermement serrées, elle releva très légèrement, sciemment, leurs extrémités.

« Tamaru vous a-t-il dit que Bun, la chienne qui gardait la safe house, était morte d’une façon inexplicable ? questionna la vieille femme.

— Il me l’a appris, en effet.

— À la suite de quoi, Tsubasa a disparu. »

Aomamé grimaça légèrement. « Disparu ?

— Elle n’est plus là. Sans doute cela s’est-il produit durant la nuit. Ce matin, elle avait disparu. »

Aomamé plissa la bouche, cherchant les mots qui convenaient. Ils ne lui vinrent pas. « Mais… à ce que vous m’avez dit la dernière fois, Tsubasa dormait toujours avec quelqu’un, n’est-ce pas ? Dans la même chambre, par prudence.

— Oui, c’est exact. Mais la femme qui était avec elle s’est très profondément endormie. Apparemment, elle ne s’est rendu compte de rien. Au petit matin, Tsubasa n’était plus dans son lit.

— Le berger allemand meurt, et le lendemain Tsubasa n’est plus là », dit Aomamé comme pour confirmer les faits.

La vieille femme opina. « Pour le moment, nous ne sommes pas encore certains que ces deux événements soient liés. Mais moi, je considère qu’ils le sont. »

Sans raison particulière, Aomamé lança un œil sur le bocal à poissons. Comme pour suivre son regard, la vieille femme en fit autant. Les deux poissons rouges virevoltaient avec légèreté dans l’étang de verre, leurs multiples nageoires ondulant délicatement. La lumière estivale s’y réfractait étrangement, faisant naître l’illusion que l’on plongeait le regard dans les mystérieuses profondeurs de la mer.

« Ces poissons, je les avais achetés pour Tsubasa, expliqua la vieille femme à Aomamé en la regardant. Il y a eu une petite fête dans les rues commerçantes d’Azabu et nous sommes allés nous y promener. J’ai pensé que ce n’était pas bon pour elle de rester toujours enfermée. Bien entendu, Tamaru était avec nous. Dans une des baraques foraines, nous avons acheté le bocal et les poissons. La petite avait l’air passionnée par ces poissons. On les avait installés dans sa chambre, elle restait à les contempler toute la journée, sans s’en lasser. Mais comme elle a disparu, je les ai mis ici. Et maintenant, moi aussi, je les regarde. Sans rien faire, simplement, je les observe. L’étrange, c’est que, oui vraiment, on dirait que je ne me lasse pas de les contempler. Et pourtant, jamais encore je n’avais observé des poissons rouges avec intérêt.

— Auriez-vous une idée de l’endroit où Tsubasa aurait pu aller ? demanda Aomamé.

— Non, pas la moindre, dit la vieille femme. Elle n’a pas de famille chez qui se réfugier. À ce que j’en sais, cette petite n’a nul endroit au monde où aller.

— La possibilité qu’elle ait été entraînée de force par quelqu’un… ? »

La vieille femme agita la tête avec de petits mouvements nerveux, comme si elle voulait chasser une mouche invisible. « Non, non. Cette enfant est simplement partie d’ici. Il est impossible que quelqu’un l’ait entraînée de force. Si cela avait été le cas, tout le monde se serait réveillé. De plus, les femmes qui dorment ici ont le sommeil léger. Je pense que Tsubasa est partie seule de son plein gré. Elle a descendu l’escalier sans bruit, a déverrouillé silencieusement la porte et elle est sortie. Je peux facilement imaginer la scène. Une fois la fillette dehors, le chien n’a pas aboyé. Il était mort la nuit précédente. Elle ne s’est même pas changée. Ses vêtements étaient là à côté d’elle, bien pliés, mais elle est partie en pyjama. Je suppose qu’elle n’a pas d’argent. »

Sur le visage d’Aomamé, la crispation s’accentua.

« Comme ça, toute seule, en pyjama ? »

La vieille femme acquiesça. « Oui. Où pourrait bien aller une petite fille de dix ans, toute seule, en pyjama, sans un sou en poche, en pleine nuit ? Le bon sens peine à l’imaginer. Mais moi, je ne considère pas cela comme particulièrement bizarre. Non, en fait, j’ai même l’impression que cela devait arriver. Aussi je ne cherche pas ses traces. Je ne fais rien. J’observe simplement les poissons rouges. »

Elle jeta un rapide coup d’œil vers le bocal. Puis elle porta de nouveau son regard droit vers Aomamé.

« Je sais bien qu’à l’heure actuelle il est inutile de la rechercher. Cette petite se trouve en un lieu qui nous est hors d’atteinte. »

Une fois qu’elle eut dit ces mots, elle laissa ses mains retomber sur ses genoux puis soupira lentement, exhalant l’air longtemps resté en elle.

« Mais pourquoi serait-elle partie ? demanda Aomamé. Elle était à l’abri dans la safe house, et elle n’avait nulle part où aller.

— Je n’en connais pas la raison. J’ai cependant l’impression que la mort de Bun aurait pu être le déclencheur. Elle aimait beaucoup s’amuser avec la chienne, qui, de son côté, s’était attachée à elle. Elles étaient devenues amies. Sa mort a été pour elle un gros choc. En particulier parce qu’elle a été aussi sanglante et aussi inexplicable. Forcément. Tous ceux qui vivent là ont subi un choc. Mais, rétrospectivement, je pense que cette mort cruelle était une sorte de message destiné à Tsubasa.

— Un message ?

— Un message qui lui disait qu’elle ne devait pas rester ici. Nous savons que tu es cachée ici. Tu dois partir. Sinon, il pourrait arriver de grands malheurs à ceux qui t’entourent. Ce genre de message. »

Les doigts de la vieille femme marquaient doucement un temps imaginaire sur ses genoux. Aomamé attendit la suite de ses paroles.

« Sans doute la fillette a-t-elle compris le sens de ce message et est-elle partie d’elle-même. On peut supposer qu’elle n’en avait pas envie. Mais, même si elle n’avait nul endroit où aller, elle savait qu’elle était obligée de partir. Quand j’y pense, cela m’est insupportable. Qu’une fillette de dix ans soit forcée de prendre une telle décision. »

Aomamé eut envie d’allonger le bras et de saisir la main de la vieille femme. Mais elle réfréna son envie. L’histoire n’était pas encore terminée.

La vieille femme poursuivit. « Je n’ai pas besoin de vous dire que j’en ai été bouleversée. J’ai eu le sentiment qu’on m’avait enlevé une partie de moi-même. Je voulais prendre en charge cette petite officiellement. M’en occuper comme de mon enfant. Bien sûr, je savais que les choses n’allaient pas se dérouler facilement. J’étais bien consciente des difficultés, mais néanmoins j’espérais. Si même cela ne se passait pas bien, je ne me serais plainte à personne. J’avouerais honnêtement néanmoins qu’à l’âge que j’ai, le choc physique est terrible. »

Aomamé dit : « Mais peut-être qu’un jour Tsubasa reviendra soudain. Elle n’a pas d’argent, et n’a pas d’autre endroit où aller.

— J’aimerais le croire, mais je ne pense pas que cela se passera ainsi, répondit la vieille femme d’une voix totalement monocorde. Cette enfant n’a que dix ans et pourtant elle a réfléchi et a décidé d’elle-même de s’en aller. Sans doute ne reviendra-t-elle pas de son plein gré. »

Aomamé se leva en disant : « Excusez-moi », s’approcha de la table roulante et versa du thé glacé dans un verre bleu. Non qu’elle ait eu vraiment soif. Mais elle avait besoin de se lever, de se ménager une petite pause. Elle revint vers le canapé, but une gorgée puis posa le verre sur le dessus vitré de la table.

« Laissons pour le moment la question de Tsubasa », dit la vieille femme, en attendant qu’Aomamé se rasseye sur le canapé. Puis elle se redressa comme pour mettre un terme à son émotion, et croisa fermement les mains devant elle.

« À présent, parlons de ce leader des Précurseurs. Je vais vous dire ce que nous avons appris sur lui. C’est pour cette affaire cruciale que je vous ai demandé de venir aujourd’hui. En fait, cela a un rapport avec Tsubasa. »

Aomamé opina. Elle avait pressenti cela elle aussi.

« Comme je vous l’ai déjà dit auparavant, il faut que nous réglions son compte à cet individu. Autrement dit, que nous l’expédiions dans un autre monde. Vous savez déjà qu’il est coutumier de violer des fillettes d’une dizaine d’années. Dont aucune n’a encore eu ses premières règles. Il justifie ses actes en se servant d’un groupe religieux et d’une doctrine qu’il a bricolée à cet effet. J’ai fait faire une enquête détaillée à ce sujet, comme je l’ai pu. J’ai confié ce travail à des professionnels dignes de confiance, ce qui m’a coûté pas mal d’argent, bien plus que prévu. Cela n’a pas été simple. Quoi qu’il en soit, on a pu établir que quatre fillettes tout à fait identifiées ont été violées par cet homme. La quatrième, c’est Tsubasa. »

Aomamé prit son verre de thé glacé et en but une gorgée. Il n’avait aucun goût. Comme si sa bouche était pleine de coton qui aurait absorbé toutes les saveurs.

« Tous les détails ne sont pas éclaircis, mais nous savons qu’au moins deux de ces fillettes vivent aujourd’hui encore au sein de la secte, dit la vieille femme. Elles jouent le rôle de prêtresses aux côtés du leader. Elles ne se montrent pas devant les fidèles ordinaires. Nous ignorons si ces enfants vivent dans la secte de leur plein gré ou si elles n’ont aucun moyen de s’enfuir. Ont-elles encore des relations sexuelles avec le leader ? Cela non plus n’est pas établi. En tout cas, il est certain qu’elles vivent dans le même endroit que lui. Comme une famille. Étant donné qu’il est rigoureusement interdit d’entrer dans la zone où réside le leader, les simples adeptes ne peuvent s’en approcher. Beaucoup de choses demeurent mystérieuses. »

Les verres ciselés posés sur la table s’étaient entre-temps couverts de buée.

Après une petite pause, la vieille femme reprit son souffle puis continua son récit.

« Il y a un fait qui est tout à fait avéré. La première victime, parmi ces quatre fillettes, a été la propre fille du leader. »

Aomamé grimaça fortement. Les muscles de son visage se déformèrent spontanément. Elle aurait peut-être voulu parler mais elle était incapable de proférer un son.

« Oui. On estime que cet homme, au tout début, a violé sa propre fille. C’était il y a sept ans, et l’enfant avait alors dix ans », dit la vieille femme.

La vieille femme souleva l’interphone et pria Tamaru d’apporter une bouteille de sherry et deux verres. En attendant, les deux femmes restèrent silencieuses, tentant de mettre de l’ordre dans leurs pensées respectives. Tamaru apparut avec, sur un plateau, une bouteille de sherry non entamée et deux verres en cristal très fins. Il disposa le tout sur la table, puis il déboucha la bouteille d’un geste précis et résolu comme s’il tordait le cou à un oiseau. Ensuite il versa délicatement l’alcool dans les verres. Lorsque la vieille femme hocha la tête, Tamaru s’inclina et quitta la pièce, sans un mot, comme à son habitude. Même le bruit de ses pas était inaudible.

Il ne s’agit pas seulement de la chienne, songea Aomamé. Tamaru était profondément blessé que la petite fille ait disparu devant ses yeux (une enfant qui, de surcroît, était pour la vieille femme plus précieuse que tout). Dire qu’il en était responsable aurait été inexact. Il n’était pas logé sur place, et, sauf situation particulière, le soir, il rentrait dormir chez lui, dans son appartement situé à dix minutes à pied. La mort du chien comme la disparition de la fillette s’étaient produites durant la nuit, en son absence. Il n’aurait pu empêcher l’une ou l’autre. Sa tâche consistait à assurer la sécurité de la « résidence des Saules » et celle de la vieille femme. Il n’avait pas à surveiller la safe house, extérieure à la propriété. Pourtant, ces événements représentaient des défaites personnelles à ses yeux, une offense qu’il se pardonnait difficilement.

« Êtes-vous prête à régler le sort de cet individu ? demanda la vieille femme à Aomamé.

— Oui, je suis prête, répondit Aomamé nettement.

— Ce n’est pas une mission facile, dit la vieille femme. Bien sûr, ce que vous avez déjà accompli ne l’était pas non plus. Mais cette fois, ce sera sans doute bien plus ardu. De mon côté, je ferai le maximum pour vous aider. Mais je ne sais pas jusqu’à quel point je pourrai garantir votre sécurité. Sans doute y aura-t-il davantage de risques que les autres fois.

— J’en suis consciente.

— Je vous le répète. Je n’ai pas envie de vous faire courir de si grands dangers. Pourtant, honnêtement, sur cette affaire, nos choix sont limités.

— Cela m’est égal, répondit Aomamé. Nous ne pouvons pas laisser cet homme vivre dans ce monde. »

La vieille femme prit son verre, avala une gorgée de sherry, comme pour le goûter. Puis son regard revint sur les poissons rouges.

« Les après-midi d’été, j’ai toujours aimé boire du sherry, conservé à température ambiante. Je n’aime pas les boissons trop fraîches lorsqu’il fait chaud. Après quelques gorgées, je m’allonge et je m’endors. Sans même m’en apercevoir. Quand je m’éveille, la chaleur s’est légèrement atténuée. J’aimerais bien mourir ainsi. Un après-midi d’été, je boirais un peu de sherry, je m’allongerais sur le canapé, je m’endormirais sans même m’en rendre compte, mais je ne me relèverais pas. »

Aomamé prit son verre et en avala une toute petite gorgée. Elle n’aimait pas tellement le goût du sherry. Mais elle avait besoin d’un peu d’alcool. À la différence du thé glacé de tout à l’heure, cette fois, elle perçut une certaine saveur. L’alcool excita sa langue.

« J’aimerais que vous me répondiez franchement, reprit la vieille femme. Avez-vous peur de mourir ? »

La réponse fut immédiate. Aomamé secoua la tête. « Je n’ai pas vraiment peur de mourir. Étant donné ce qu’est ma vie. »

Un sourire fugace apparut sur la bouche de la vieille femme. Elle semblait avoir un peu rajeuni. De la vigueur était revenue sur ses lèvres. Peut-être avait-elle été stimulée par la conversation avec Aomamé. Ou la petite quantité de sherry avait-elle produit son effet.

« Pourtant, il y a un homme que vous aimez.

— Oui. Mais la possibilité que je me lie avec cet homme est pratiquement nulle. C’est pourquoi même si je mourais ici, je ne perdrais que quelque chose de pratiquement nul. »

La vieille femme plissa les yeux. « Quand vous estimez improbable que vous vous liiez avec cet homme, avez-vous une raison concrète de penser cela ?

— Pas spécialement, répondit Aomamé. Aucune raison en dehors de ce que je suis.

— De votre côté, vous n’avez pas l’intention de tenter une approche vers lui ? »

Aomamé secoua la tête. « Le plus important pour moi, c’est que, au fond de moi, je suis en quête de lui. »

La vieille femme fixa un moment Aomamé d’un air étonné. « Vous avez une façon de penser extrêmement tranchée.

— Cela m’a été indispensable », répondit Aomamé. Puis elle porta le verre de sherry à la bouche simplement pour la forme. « Je ne suis pas devenue ainsi par choix personnel. »

Le silence envahit la pièce durant un moment. Les lis continuaient à baisser la tête, les poissons rouges continuaient à nager dans la lumière réfractée de l’été.

« Nous allons peut-être pouvoir aménager une situation dans laquelle le leader et vous-même serez seuls tous les deux, dit la vieille femme. Ce ne sera pas facile et j’ai besoin de temps. Mais au bout du compte, j’y arriverai. Et là, vous n’aurez qu’à agir comme toujours. Mais cette fois, ensuite, vous devrez disparaître. Vous aurez même besoin d’une opération chirurgicale pour transformer votre visage. Bien sûr, vous quitterez votre travail, et vous partirez loin. Vous changerez de nom aussi. Il vous faudra abandonner tout ce que vous avez possédé personnellement jusqu’à ce jour. Vous deviendrez quelqu’un d’autre. Bien entendu, vous serez rémunérée en conséquence. Je me chargerai de tout le reste. Êtes-vous prête à tout cela ? »

Aomamé répondit : « Comme je me suis permis de vous le dire tout à l’heure, je n’ai rien à perdre. Que ce soit mon travail, mon nom, ma vie actuelle à Tokyo, rien de tout cela n’a le moindre sens pour moi. Je vous répondrai donc que je n’ai pas d’objection.

— Même sur le fait de changer de visage ?

— Est-ce qu’il sera mieux que celui d’aujourd’hui ?

— Si c’est ce que vous souhaitez, c’est évidemment possible, répondit la vieille femme d’un air sérieux. Jusqu’à un certain degré bien entendu, nous pourrons bâtir un visage selon vos vœux.

« Et peut-être par la même occasion, pourrais-je avoir une poitrine plus grosse… »

La vieille femme acquiesça. « C’est peut-être une bonne idée. Pour donner le change.

— Je plaisantais », dit Aomamé. Puis sa physionomie s’adoucit. « Même si je n’ai pas de quoi pavoiser, je m’accommode de ma poitrine, telle qu’elle est. Je suis contente de me sentir légère. En plus, ce serait embêtant d’acheter des soutiens-gorge d’une taille différente.

— Je vous en achèterai autant que vous en voudrez.

— C’était également une boutade », répliqua Aomamé.

La vieille femme eut un mince sourire. « Pardon. Je ne suis sans doute pas habituée à vous entendre plaisanter.

— Je ne m’oppose pas à de la chirurgie, dit Aomamé. Je ne l’avais pas envisagée jusque-là, mais je n’ai pas de raison de la refuser. Je n’ai jamais aimé mon visage d’origine, et aucun homme ne l’a aimé.

— Aucun ami ne vous manquera ?

— Je n’ai personne que je puisse qualifier d’ami », dit Aomamé. Brusquement lui vint en tête la pensée d’Ayumi. Peut-être qu’Ayumi me regrettera une fois que j’aurai brusquement disparu sans lui avoir rien dit. Ou peut-être se sentira-t-elle trahie. Mais, depuis le début, il était insensé de songer à Ayumi comme à une amie. Aomamé avait parcouru des chemins bien trop risqués pour se lier d’amitié avec une policière.

« J’ai eu deux enfants, dit la vieille femme. Un garçon et puis une fille, trois ans après. Ma fille est morte. Elle s’est suicidée, comme je vous l’ai déjà dit. Elle n’a pas eu d’enfants. Quant au garçon, diverses circonstances ont fait que nos relations ne sont pas très bonnes. Aujourd’hui, nous ne nous parlons pratiquement pas. J’ai trois petits-enfants, mais je ne les ai pas vus depuis longtemps. Si je mourais, la plupart de mes biens seraient légués à mon fils et à ses enfants. Presque automatiquement. Les choses ont changé aujourd’hui, le testament n’a plus autant de valeur. Toutefois, pour le moment, j’ai beaucoup d’argent dont je peux disposer librement. Si vous parveniez à mener à bien ce travail, j’aimerais vous en léguer la majeure partie. Je voudrais que vous ne vous mépreniez pas : je n’ai nulle intention de vous acheter avec de l’argent. Ce que je veux vous dire, c’est que je pense à vous plutôt comme si vous étiez ma véritable fille. Je serais heureuse si vous étiez réellement ma fille. »

Aomamé considéra en silence le visage de la vieille femme. Celle-ci posa sur la table son verre de sherry, comme si l’idée lui revenait soudain à l’esprit. Puis elle se tourna en arrière et regarda les pétales brillants des lis. Elle respira leur parfum puissant avant de reporter son regard sur Aomamé.

« Comme je vous l’ai dit plus tôt, j’avais envisagé d’adopter Tsubasa. Finalement, je l’ai perdue. Je n’ai même pas pu lui être utile. Je l’ai laissée partir seule dans les ténèbres de la nuit, sans pouvoir intervenir. Et puis maintenant, je vous envoie dans un endroit qui n’est pas exempt de dangers. Je n’en ai aucune envie. Malheureusement, à l’heure actuelle, je ne dispose d’aucun autre moyen pour atteindre mon objectif. Ce qui est en mon pouvoir, c’est seulement de vous proposer une compensation concrète. »

Aomamé, sans mot dire, tendit l’oreille. Quand la vieille femme se taisait, de l’autre côté de la porte vitrée, on entendait distinctement un oiseau chanter. Il chanta un bon moment puis s’en alla.

« Cet homme, il faut absolument lui régler son compte, dit Aomamé. À l’heure actuelle, c’est ce qui importe le plus. Je vous suis profondément reconnaissante de songer à moi de cette façon. Je pense que vous le savez, mais je suis quelqu’un qui a abandonné ses parents pour certaines raisons. Quelqu’un qui, enfant, pour certaines raisons, était délaissé par ses parents. Le chemin que j’ai été forcée de suivre, j’ai dû le parcourir sans l’affection de ma famille. Pour survivre seule, il a fallu que je m’adapte. Cela n’a pas été facile. De temps en temps, je me considère moi-même comme une sorte de rebut. Un rebut malpropre et dépourvu de sens. Aussi vous suis-je très reconnaissante de ce que vous avez dit. Mais il est un peu trop tard pour que je puisse changer de façon de penser ou de façon de vivre. Ce n’est pas le cas de Tsubasa. On peut encore la sauver. Ne vous résignez pas aussi facilement. Ne perdez pas l’espoir de retrouver cette enfant. »

La vieille femme hocha la tête. « Sans doute ma manière de parler a-t-elle été fautive. Bien entendu, je ne me résigne pas à propos de Tsubasa. J’ai l’intention de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que cette fillette revienne. Mais, comme vous le voyez, je suis trop fatiguée à présent. Ne pas avoir pu protéger cette enfant m’a plongée dans un profond sentiment d’impuissance. Maintenant il me faut un peu de temps. Pour que mon énergie revienne. Et puis, peut-être suis-je trop vieille. J’aurai beau attendre, les forces nécessaires ne reviendront sans doute pas. »

Aomamé se leva du canapé et s’approcha de la vieille femme. Elle s’assit sur un bras du fauteuil et saisit sa main fine et élégante.

Aomamé dit : « Vous êtes une femme incroyablement solide. Vous avez une force à nulle autre pareille. Maintenant, vous êtes seulement découragée et fatiguée. Allongez-vous et reposez-vous. Je suis sûre que, à votre réveil, vous serez comme avant.

— Merci, dit la vieille femme en serrant la main d’Aomamé. Peut-être en effet devrais-je dormir un peu.

— Je vais me retirer, avec votre permission, dit Aomamé. J’attends de vos nouvelles. De mon côté, je me prépare. De toute manière, je n’ai pas beaucoup de bagages.

— Ne gardez que le nécessaire. Si quelque chose vous manquait, je vous le fournirais immédiatement. »

Aomamé lâcha la main de la vieille femme et se leva. « Reposez-vous. Je suis sûre que tout se passera bien. »

La vieille femme eut un hochement de tête. Puis elle ferma les yeux en se laissant aller dans son fauteuil. Aomamé regarda encore une fois le bocal aux poissons rouges sur la table, respira profondément l’odeur des lis et quitta la pièce au plafond élevé.

 

Tamaru l’attendait dans l’entrée. Il était déjà cinq heures mais le soleil, encore haut dans le ciel, n’avait rien perdu de sa force. Sa lumière se reflétait avec éclat sur les chaussures en cuir noir de Tamaru, comme toujours parfaitement cirées. On voyait ici ou là des nuages blancs d’été mais ils s’étaient logés dans des coins du ciel, comme s’ils ne voulaient pas entraver le soleil. La fin de la saison des pluies n’avait pas encore été déclarée. Pourtant, ces derniers temps, s’étaient succédé un certain nombre de jours qui évoquaient le plein été. On entendait le chant des cigales dans les arbres du jardin. Leurs stridulations n’étaient pas encore trop assourdissantes. Elles se montraient plutôt réservées. Elles étaient cependant un signe avant-coureur certain. Le mécanisme du monde, celui de toujours, perdurait. Les cigales stridulaient, les nuages d’été voguaient, aucun grain de poussière ne venait ternir les chaussures de Tamaru. Aomamé, pour une raison qu’elle ignorait, sentait là comme quelque chose de frais, de neuf. Que précisément le monde perdure ainsi sans changer.

« Monsieur Tamaru, dit Aomamé. J’aimerais vous parler. Vous avez le temps ?

— Oui, d’accord », répondit Tamaru. Son expression était la même qu’à son arrivée. « J’ai le temps. Tuer le temps, c’est une partie de mon travail. » Il sortit de l’entrée et s’assit à l’ombre, sur une chaise de jardin. Aomamé s’assit à son tour. L’avant-toit en saillie les abritait de la lumière du soleil. Ils étaient tous deux au frais. Il y avait des odeurs d’herbe nouvelle.

« C’est déjà l’été, dit Tamaru.

— Les cigales ont commencé à chanter, ajouta Aomamé.

— On dirait que cette année les cigales se sont mises à chanter un peu plus tôt. Après, par ici, ça sera tonitruant. À vous arracher les oreilles. C’était le même boucan quand j’ai séjourné dans une ville près des chutes du Niagara. Du matin au soir, ça ne s’arrêtait jamais. Comme si un million de cigales de toutes les tailles chantaient ensemble.

— Vous êtes allé là-bas… »

Tamaru hocha la tête. « C’est la ville la plus ennuyeuse du monde. J’y suis resté seul trois jours et il n’y avait rien d’autre à faire qu’écouter le bruit des chutes. Un fracas tellement fort que je ne pouvais même pas lire.

— Et que faisiez-vous seul pendant trois jours à Niagara ? »

Tamaru ne répondit pas à cette question. Il secoua légèrement la tête, sans plus.

Tamaru et Aomamé restèrent un moment silencieux à écouter les stridulations ténues des cigales.

« J’aurais quelque chose à vous demander », dit Aomamé.

Tamaru tendit l’oreille. Ce n’était pas dans les habitudes d’Aomamé.

Elle dit : « Il s’agit de quelque chose de peu ordinaire. J’aimerais que cela ne vous contrarie pas.

— Je ne sais pas si je pourrai ou non vous donner satisfaction, mais dites-moi toujours. Ne serait-ce que par politesse, je ne me formalise jamais des demandes d’une dame.

— J’ai besoin d’un pistolet, déclara Aomamé d’un ton professionnel. Il faudrait que je puisse le ranger dans un sac à main. J’aimerais que le contrecoup soit faible, que la puissance de perforation soit assez importante, et je voudrais être sûre de ses performances. Je serais plutôt embêtée si c’était un model gun trafiqué ou une copie fabriquée aux Philippines. Je ne m’en servirai qu’une seule fois. Donc une seule balle me suffirait. »

Il y eut un silence. Pendant lequel Tamaru ne détourna pas les yeux d’Aomamé. Son regard ne bougea pas d’un millimètre.

Tamaru parla lentement, comme s’il voulait attirer son attention. « Dans ce pays, la loi interdit à un citoyen ordinaire de posséder une arme. Vous le savez ?

— Bien sûr.

— Je vous le dis pour plus de précaution. Jusqu’à présent, je n’ai jamais dû répondre d’une responsabilité pénale, dit Tamaru. En d’autres termes, je n’ai jamais été condamné. J’ai peut-être eu la chance que la justice m’ait oublié en certaines circonstances. Je n’irais pas jusqu’à le nier. Mais je suis un citoyen totalement sain, fiché nulle part. Intègre et probe, sans aucune tache. Je suis certes homo, mais ce n’est pas contraire à la loi. Je paie mes impôts comme on me le demande, et je vote aux élections. Même si les candidats pour qui j’ai voté n’ont jamais été élus. Je règle même mes contraventions dans les temps. Pas une fois en dix ans je n’ai été verbalisé pour excès de vitesse. J’ai la Sécurité sociale. Je règle la redevance de la NHK par virement bancaire, et je possède une carte American Express et une MasterCard. Je n’ai pas l’intention de le faire pour l’instant, mais si je le voulais, je pourrais même obtenir un prêt sur trente ans pour acheter une maison. Je m’estime très heureux de ma situation. Et c’est à cet individu parfaitement normal, je dirais même à ce pilier de la société, que vous vous adressez pour lui demander un pistolet. Allons !

— C’est bien pour cela que je vous avais dit de ne pas le prendre mal.

— Oui, j’avais entendu.

— Excusez-moi mais, à part vous, je ne connais personne à qui je pourrais demander une chose pareille. »

Tamaru émit un petit raclement de gorge. Était-ce un soupir étouffé ? Difficile de le nier.

« En admettant que je sois dans la situation de vous fournir ce que vous demandez, une réflexion sensée m’amène à vous poser une question : votre intention est de tirer sur qui ? »

De l’index, Aomamé désigna sa tempe. « Là. »

Tamaru observa un moment son doigt en restant inexpressif.

« Et la raison ? je vous pose de nouveau une question…

— Je n’ai pas envie d’être attrapée. Je n’ai pas peur de mourir. Aller en prison ne serait sûrement pas agréable, mais je suppose que je pourrais le supporter. En revanche, ça m’embêterait d’être attrapée par une bande de cinglés et d’être torturée. Je n’aimerais pas lâcher le nom de quelqu’un. Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Oui, je pense que oui.

— Je n’ai pas l’intention de tirer sur quelqu’un ni de braquer une banque. Je n’ai donc pas besoin d’un gros calibre, un semi-automatique qui tire vingt coups en continu. Un modèle compact avec un faible contrecoup, ça me suffirait.

— Il y a aussi l’option du poison. C’est plus réaliste que d’avoir un revolver en main.

— Ça prend du temps de sortir le poison et de l’absorber. Si on vous a attrapé, qu’on vous a fourré la main dans la bouche avant que vous ayez broyé la capsule, vous êtes incapable de faire le moindre geste. Alors que si vous brandissez un revolver, vous pouvez gérer la situation tout en retenant votre adversaire. »

Tamaru réfléchit un moment. Son sourcil droit se releva légèrement.

« Je n’aimerais pas vous perdre, dit-il. Je vous aime plutôt bien. Sur le plan personnel. »

Aomamé eut une ébauche de sourire. « Pour une femme, vous m’aimez bien ? »

Sans changer d’expression, Tamaru dit : « Homme, femme, ou même chien, peu importe, il y a peu d’êtres que j’apprécie.

— D’accord, dit Aomamé.

— En même temps, ce qui est primordial pour moi, c’est d’assurer la paix et la sécurité de Madame. Par conséquent, je suis, comment dire, une sorte de pro.

— Cela va sans dire.

— Néanmoins, je vais essayer de voir ce que je peux faire pour vous. Je ne vous garantis rien. Mais il n’est pas impossible que je puisse dénicher ce que vous souhaitez auprès d’une de mes connaissances. Simplement, il s’agit de quelque chose d’extrêmement délicat. Ce n’est pas comme si vous achetiez une couverture électrique par correspondance. Il me faudra une semaine environ avant que je vous donne une réponse.

— Cela ne fait rien », répondit Aomamé.

Tamaru plissa les yeux et leva la tête vers les arbres où chantaient les cigales. « Je souhaite que tout se passe bien. Dans la mesure où il s’agit d’une décision mûrement réfléchie, je ferai mon possible.

— Merci. Cette mission sera sans doute ma dernière. Et peut-être même que je ne vous verrai plus. »

Tamaru écarta les bras et leva en l’air les paumes de ses mains. Comme un homme, debout en plein milieu d’un désert, qui attendrait que tombe la pluie. Mais il ne prononça pas un mot. Ses paumes étaient larges et épaisses, avec des marques de blessures ici ou là. Elles ressemblaient davantage à des pièces d’une énorme machine qu’à une partie de son corps.

« Je n’aime pas tellement les adieux, dit Tamaru. Je n’ai même pas eu l’occasion de dire au revoir à mes parents.

— Ils ont disparu ?

— Je ne sais pas s’ils sont vivants ou morts. Je suis né à Sakhaline, un an avant la fin de la guerre. Le sud de Sakhaline était devenu territoire japonais, on l’appelait à l’époque Karafuto, mais, à l’été 1945, l’armée soviétique a occupé la région et mes parents ont été faits prisonniers. Il semble que mon père travaillait dans les équipements portuaires. La plus grande partie des prisonniers civils japonais a été rapidement rapatriée, mais mes parents n’ont pas été renvoyés au Japon, étant donné que c’étaient des Coréens recrutés comme travailleurs. Le gouvernement japonais a refusé de les prendre en charge. Pour la raison qu’avec la fin de la guerre, les natifs de Corée n’étaient plus citoyens du Grand Japon impérial. Une histoire épouvantable. Ce gouvernement n’avait-il pas la moindre humanité ? S’ils l’avaient souhaité, ils auraient pu aller en Corée du Nord mais on ne leur permettait pas de revenir au Sud. À cette époque, les Soviétiques ne reconnaissaient pas l’existence de la république de Corée. Mes parents étaient tous les deux originaires d’un village de pêcheurs, aux environs de Pusan, et ils ne voulaient pas aller au nord. Ils n’avaient ni parents ni amis là-bas. Moi, j’étais encore un bébé, j’ai été confié à des Japonais qui rentraient au pays, et nous sommes allés à Hokkaïdô. À l’époque, la situation alimentaire à Sakhaline était terrible et le traitement qu’infligeait l’armée soviétique aux prisonniers horrible. Mes parents avaient d’autres enfants encore petits, et c’était sûrement trop difficile pour eux de s’occuper de moi en plus. En m’envoyant seul à Hokkaïdô d’abord, peut-être espéraient-ils me revoir plus tard. Ou alors c’était une façon de se débarrasser de moi. Je ne connais pas le détail de la situation. En tout cas, nous ne nous sommes jamais revus. Il n’est pas impossible que mes parents vivent encore à Sakhaline. S’ils ne sont pas morts.

— Vous n’avez aucun souvenir d’eux ?

— Pas un seul. Quand on a été séparés, j’avais… quoi, un peu plus d’un an. J’ai d’abord été élevé par ce couple pendant un certain temps et après, j’ai été placé dans un orphelinat, dans les montagnes, aux environs de Hakodaté. Il se peut que le couple en question n’ait plus eu les moyens de s’occuper de moi. L’établissement était géré par une association catholique. C’était un endroit très dur. Tout de suite après la fin de la guerre, il y avait beaucoup d’orphelins, la nourriture et le chauffage étaient insuffisants. Il fallait faire n’importe quoi pour survivre. » Tamaru jeta un rapide coup d’œil sur le dessus de sa main droite. « Là-bas, j’ai été adopté pour la forme, j’ai obtenu la nationalité japonaise et j’ai reçu un nom japonais : Ken-ichi Tamaru. Tout ce que je sais de mon véritable nom, c’est Park. Et les Coréens qui s’appellent Park, il y en a autant que des étoiles. »

Aomamé et Tamaru étaient assis côte à côte, tendant l’oreille au chant des cigales.

« Ce serait bien que vous ayez un autre chien, dit Aomamé.

— C’est aussi ce que m’a dit Madame. Il faudrait un autre chien de garde pour surveiller les lieux. Mais ça ne me dit rien du tout.

— Je vous comprends. Mais il vaudrait mieux en trouver un. Même si je ne suis pas en situation de pouvoir conseiller les autres.

— Oui, je le ferai, dit Tamaru. C’est sûr, il faut un chien de garde entraîné. Je me mettrai dès que possible en relation avec un éleveur. »

Aomamé regarda sa montre et se leva. Il restait encore un bon moment avant le coucher du soleil. Le ciel montrait cependant les signes timides du crépuscule. De nouvelles teintes commençaient à se mêler au bleu. Il subsistait en elle une légère ivresse due au sherry. La vieille femme dormait-elle encore ?

« Tchekhov a dit, déclara Tamaru en se levant lentement, que si un revolver apparaissait dans une histoire, il fallait que quelqu’un s’en serve.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Tamaru se tenait face à elle. Il la dépassait seulement de quelques centimètres. « Cela veut dire qu’on ne doit pas faire apparaître d’accessoire sans nécessité dans une histoire. Si un revolver apparaît, il est nécessaire qu’on s’en serve quelque part. Tchekhov aimait écrire des romans dépouillés de tout décor inutile. »

Aomamé arrangea les manches de sa robe et mit son sac à l’épaule. « Et vous vous faites du souci à ce sujet. Si un revolver entre en scène, ne va-t-il pas être utilisé sans nécessité…

— Selon le point de vue de Tchekhov.

— Par conséquent, vous préféreriez ne pas me fournir cette arme.

— C’est dangereux et illégal. J’ajouterais que Tchekhov est un écrivain à qui l’on peut se fier.

— Mais il ne s’agit pas d’histoires. C’est quelque chose qui se passe dans le monde réel. »

Tamaru plissa les yeux et fixa Aomamé. Après quoi il ouvrit à peine la bouche et déclara : « Qui sait ? »

Juillet à Septembre
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